Interrogez un fan de Formule 1 sur le lieu et la date du premier Grand Prix tenu au Moyen-Orient. Probable qu’il vous réponde, sûr de lui : “Bahreïn 2004”. Pourtant, derrière son petit air satisfait complètement intolérable se cache un énorme mensonge… Et il est grand temps de lever le voile là-dessus.
Si l’on se fie aux calendriers, trois pays du Moyen-Orient ont accueilli la Formule 1 depuis la création du championnat du monde en 1950 :
- Le premier, le Royaume de Bahreïn, dès 2004.
- Puis vint la Turquie, de 2005 à 2011.
- Et enfin, les Émirats Arabes Unis, via Abu Dhabi, depuis 2009.
Trois destinations pour des dates relativement proches, toutes situées au XXIe siècle. Maintenant, si je vous dis que des Formule 1 ont déjà roulé dans le Golfe, et ce bien avant le nouveau millénaire…
VRAI FAUX GRAND PRIX
Pour être complètement précis, et honnête aussi, un faux Grand Prix s’y est tenu en 1981 ! Cette année-là, les Émirats Arabes Unis fêtent une décennie d’existence. L’automobile club local, le “Al Nasr Motor Sports Club”, prépare une célébration automobile qui restera gravée dans les mémoires collectives.
Le Grand Prix de Dubaï est né ! Mais comme on dit chez nous, en Péssimie, une bonne nouvelle n’arrive jamais sans une mauvaise. Si l’événement porte le nom très officiel de “Grand Prix”, il est loin d’en être un. Ce rassemblement automobile qui se tiendra le 4 décembre 1981 est en réalité un concentré de courses et de démonstrations. Il y aura tout de même des monoplaces de Formule 1 au rendez-vous, au nombre astronomique de deux.
Les carnets de cheikhs de l’époque ne sont pas trop calés en automobile, ils confient donc les clés de l’organisation à Martin Hone. Cela fait des années que cet entrepreneur cherche désespérément à organiser une course automobile outre-Manche, dans la ville de Birmingham. Sans succès. S’il est réussi, le GP de Dubaï pourrait permettre à Hone de se mettre les élus britanniques dans la poche…
LE CIRCUIT
Vous le savez plus que bien, le cadre plat et désertique des Émirats est l’endroit idéal pour y établir un circuit automobile. Et c’est au beau milieu d’absolument rien qu’un tracé temporaire semi-urbain est établi. La piste, longue de 2600 mètres, est bordée par la mer et le sable local.
Le Dubaï des années 80 n’a rien à voir avec le Dubaï d’aujourd’hui. Peu de routes, peu de gratte-ciels, peu d’hôtels huit étoiles. Seul le Hyatt Regency, tout nouveau à l’époque mais l’un des plus vieux hôtels de la région, casse cette monotonie ambiante.
Le tracé en lui-même n’est pas bien fou, on ne va pas se mentir. Il est composé de chicanes inutiles et de virages à 90° “à la Phoenix”. La meilleure de l’année, c’est que le circuit n’est même pas homologué par la FIA, la Fédération Internationale de l’Automobile ! Un comble pour cet événement qui clame être un Grand Prix à qui veut l’entendre.
Y’EN A UN PEU PLUS…
Assez étrange pour être souligné, la qualité de la programmation, des voitures et des pilotes engagés dépasse l’entendement. Les petits plats sont directement placés dans les grands : voitures de tourisme et de grand tourisme, prototypes d’endurance, voitures de collection et, vous l’avez deviné, monoplaces de Formule 1 !
Parmi ces voitures, on trouve à boire et à manger. Il y a de petites pépites comme une Mercedes-Benz W196 (ex-Fangio), une Maserati 250F, un prototype Nimrod qui effectue sa première sortie officielle, une Ferrari 512S… Même le prestigieux “Aston Martin Owners Club” du Royaume-Uni fait le déplacement ! Martin Hone n’est peut être pas prophète en son pays mais il sait à qui téléphoner, c’est clair !
Quant au casting des pilotes, il est complètement hollywoodien : on compte plus de cinquante engagements, professionnels comme amateurs. Il y a de très, très grands noms comme Juan Manuel Fangio, 70 ans à l’époque, Jack Brabham, triple champion du monde de F1, Derek Bell, légende des 24 Heures… et même le batteur des Pink Floyd, Nick Mason !!
De telles voitures, de tels noms, tout ça réuni sur une pure terre automobile. Il doit y avoir une couille dans le potage, non ? Détrompez-vous ! Les promesses formulées sont bien tenues. Lors de la cérémonie d’ouverture, on ne sait plus où donner de la tête. Grosses berlines, buggies, motos, karts… Tout ce qui se trouve à portée de main est réquisitionné pour parader dans les larges avenues de Dubaï, y compris les agents de police ! Et le chef d’orchestre n’est autre que Walter Cunningham, ancien astronaute et membre d’Apollo 7, le premier vol habité dans l’espace de la NASA !
LÉGENDES CONTRE LÉGENDES
Ce qui va faire la renommée de ce Grand Prix de Dubaï 1981, c’est sa course d’ouverture : l’événement majeur de cette journée d’ores et déjà retentissante. Il s’agit bien sûr de la course réunissant vieux briscards du sport automobile et jeunes loups de la Formule 1 ! Le plateau est de très bonne facture, voyez plutôt :
ENGAGÉS
- #01 John Watson – pilote McLaren F1
- #02 Sir Jack Brabham – triple champion du monde F1
- #03 Denny Hulme – champion du monde F1
- #04 Bruno Giacomelli – pilote Alfa Romeo F1
- #07 Stirling Moss – quadruple vice-champion du monde F1
- #08 Phil Hill – champion du monde F1 ET triple vainqueur 24H du Mans
- #09 Roy Salvadori – vainqueur 24H du Mans
- #10 Richard Attwood – vainqueur 24H du Mans
- #11 Derek Bell – vainqueur 24H du Mans
- #14 Innes Ireland – ex-pilote Lotus F1
- #15 John Fitzpatrick – champion IMSA GT
- #16 Dan Gurney – vainqueur 24H du Mans
- #17 Patrick Tambay – pilote Ligier F1
- #18 David Kennedy – ex-pilote Shadow F1
- #19 Marc Surer – pilote Theodore F1
- Réserviste : David Piper
Que de grands noms du sport automobile (et David Kennedy). Le réserviste, David Piper, est quant à lui un ancien pilote d’endurance, surtout connu pour avoir tourné – et perdu une jambe – en 1970 pour le film “Le Mans” de Steve McQueen… Encore une fois, rien n’est laissé au hasard à Dubaï.
PILOTES CHEVRONNÉS
Un conseil d’ami : méfiez-vous de ce que vous pouvez lire sur Internet. En épluchant le world wide web à la recherche d’informations sur ce Grand Prix obscur, il était écrit noir sur blanc sur plusieurs sites que Rosberg (le père) et Mansell (l’unique) ont pris part à cette course. Que nenni ! En réalité, John Surtees, Nigel Mansell, Brian Henton, Keke Rosberg, Helmut Marko et Carroll Shelby, officieusement inscrits, n’ont pas eu le privilège de conduire dans les Émirats.
Que Mansell soit là ou pas, il fallait absolument une voiture à la hauteur du talent de ces pilotes. Quel modèle ultra-sportif allait être retenu ? Audi venait de sortir ses Quattro tandis que BMW avait ses M1 Procar encore au chaud. Audi ou BM ? Le choix est vite fait par les organisateurs. Rien n’est trop beau pour les Émiratis après tout. Les pilotes livreront bataille à bord de… Citroën Visa ?!!
Mais après avoir longuement réfléchi, notamment à la probable réaction des pilotes en voyant ces bagnoles, on les remplace au dernier moment par des CX, nettement plus “premium” mais absolument pas préparées pour la course. La raison de ce changement était surtout financière : il fallait essayer d’en vendre un maximum aux riches locaux présents sur le circuit !
Stirling Moss faisant la course contre Jack Brabham dans des Citroën ? Jamais le parc automobile français n’a eu aussi belle publicité.
Jamais.
FAIR PLAY
Avec des pilotes de cette trempe au volant d’une voiture résolument moderne, parfait synonyme de sportivité, il est impossible que la course ne tourne à la catastrophe. Ne croyez-vous pas ?
La veille, durant la séance qualificative, plusieurs pilotes coupent délibérément des virages pour gagner du temps… Parmi les coupables, on trouve Dan Gurney. Les organisateurs ne prennent même pas la peine de disqualifier l’ancien pilote de Formule 1, et grâce à cette technique de pilotage “discutable”, l’Américain se qualifie en première ligne ! Peu avant le départ, ce même Gurney émet l’idée potache de démarrer en marche arrière… On peut le dire, la légende américaine n’est pas venue ici pour jouer la gagne mais plutôt pour endosser le rôle de gros lourd de service.
Était-ce prévisible ? Cette course gentillette, essentiellement composée de gentlemen drivers tourne au pur demolition derby américain. Petit à petit, tous abandonnent les fines techniques de pilotage pour mieux défoncer le pare-choc arrière du concurrent. Nettement plus efficace, certes.
Comme c’est Noël et que j’adore vous gâter, j’ai mis la main sur la retransmission de cette course lunaire. Les commentaires d’origine étant en anglais, j’ai dû m’engager en qualité de traducteur pour nos amis anglophobes que je salue aujourd’hui.
DUBAI 81 : LE CLASSEMENT
- Bruno Giacomelli
- Marc Surer
- David Kennedy
- Innes Ireland
- John Fitzpatrick
- Dan Gurney
- Derek Bell
- Richard Attwood
N’ont pas fini :
- Patrick Tambay – Tour 8
- Jack Brabham – Tour 6
- Roy Salvadori – Tour 4
- Denny Hulme – Tour 3
- Phil Hill – Tour 2
- Stirling Moss – Tour 2
- John Watson – Tour 1
Malgré le caractère robuste de la CX, près de la moitié des pilotes engagés abandonnent tout au long des dix tours que comptent la course. A l’affût lorsque le leader John Watson se fait sortir, le jeune Bruno Giacomelli prend la tête du premier tour jusqu’au drapeau à damiers. Au départ, l’ancien pilote de F1 David Kennedy manque d’y passer suite à une série d’accrochages. Et à bord d’une CX désormais sculptée par César, l’Irlandais remonte jusqu’à la troisième place en coupant tous les virages possibles et imaginables.
Dans une entrevue accordée au quotidien The National, Len Chapman – un des rares spectateurs présents sur place – nous relate ce pugilat.
“Tout le monde ici se souvient de cette course. Le concessionnaire Citroën à Dubaï a été approché pour fournir des berlines pour la course. L’homme pensait clairement prêter quelques voitures pour une innocente exhibition en piste et qu’il allait les récupérer dans un état impeccable… Ces voitures n’étaient pas faites pour la course. C’était la dernière voiture à choisir pour courir. Je crois qu’aucune n’a survécu à l’événement.”
GRAND BAZAR
Mais cette course n’était que la fine pellicule d’une mayonnaise qui ne veut pas prendre. Tout au long de cette semaine de décembre 81, plusieurs éléments viennent contrarier les plans de Martin Hone.
SUPERCOPTER
Parlons peu, parlons Porsche et concentrons-nous sur le cas unique de l’Allemand Hans “Joe” Wiedmer. Cet ancien habitué des pelotons Can-Am (des monstres sur roue qui couraient en Amérique du Nord) est invité à participer au Grand Prix. Il sera au volant de sa propre Porsche 917/10 : moteur 5.0L bi-turbo de 1100 chevaux, 800 kilogrammes sur la balance. Un monstre je vous dis.
Mais selon Wiedmer, la garde au sol du véhicule est trop basse pour rouler de l’aéroport jusqu’au circuit. Le choix le plus logique est donc de transporter la Porsche… par hélicoptère ! Et 800 kilos, c’est bien assez pour rompre l’attache de la corde pendant le voyage. La pauvre princesse est victime d’une chute libre de cinq mètres dont elle se relèvera bien difficilement.
PATRICK CONTRE GOLIATH
Tout à l’heure, j’ai évoqué des roulages de monoplaces Formule 1 à Dubaï. Ces démonstrations sont effectuées à vive allure car les organisateurs ont lancé un défi aux pilotes. L’auteur du meilleur tour reçoit une prime de 5000 dollars ! Mais la FIA, rien que ça, gâche la fête en interdisant les tentatives de records du tour pour des raisons évidentes de sécurité. Avec le vent et les zigotos en CX, il y avait plus de sable sur la piste qu’en dehors !
La récompense sera tout de même donnée, je cite, “au pilote le plus méritant” ! Patrick Tambay s’élance le premier à bord d’une Theodore TY01 bien pataude. Après trois tours à allure presque rapide, le chrono affiche 68 secondes. John Watson est le suivant. Contrairement au Français, le pilote McLaren dispose d’une monoplace dont la coque est en fibre de carbone. Le gain de poids est colossal, Watson détruit le temps de Tambay et abaisse la marque à 64 secondes !
Alors, qui est le plus méritant ? Le petit poucet français combatif malgré un matériel inférieur ou l’ogre britannique détruisant toute concurrence dans son vaisseau spatial ? Les juges se concertent et c’est… John Watson qui empoche les 5k. Un bon lot de consolation après que Marc Surer l’ait envoyé voir là-bas s’il y était lors de la course d’ouverture.
LA FRAYEUR FANGIO
Le dernier couac, mais pas des moindres, implique Juan Manuel Fangio. Le Maestro a accepté l’invitation de Martin Hone et prend le premier vol depuis Buenos Aires. Il semble que le frisson de la course lui parcourt encore tout le corps car Fangio refuse de se reposer une fois arrivé, malgré les 18 heures de vol !
Déjà pas tout jeune à l’époque de ses cinq titres de champion du monde de F1, le grabataire Fangio retrouve le volant de sa Mercedes W196. Mais la veille du Grand Prix, lors de quelques tours de reconnaissance, l’Argentin part dans un inquiétant tête à queue. Fangio vient d’avoir une attaque dans son véhicule !
Le pilote est immédiatement transféré à l’hôpital le plus proche où il séjourne pendant plusieurs jours. Plus de peur que de mal pour le quintuple champion qui finira par regagner son Argentine natale honteux et confus où il jura qu’on ne lui reprendra plus.
ET APRÈS ?
Malgré les millions de livres sterling investis et une affiche taille XXL, il n’y aura pas de deuxième édition du Grand Prix de Dubaï. Martin Hone rentre au bercail et finira par décrocher l’organisation de son “Birmingham Superprix” de 1986 à 1990. Et la FIA donnera aux Émirats un Grand Prix A.O.C. 28 ans plus tard avec le GP d’Abu Dhabi que nous affectionnons tant.
Et la “course des champions” en featuring avec les CX alors ? Personne n’osa reprendre ce concept de génie ? Bien sûr que si enfin ! En 1988, on assiste à la naissance de la Race of Champions : célèbre épreuve automobile internationale où les plus grands pilotes du globe s’affrontent à bord de voitures impossibles, le tout sur un circuit infâme… L’héritage de Dubaï 1981 est bel et bien vivant.
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Magnifique 😂😂😂
Enorme ! J’ai cru qu’on était le premier avril ! :o)